Avis de recherche : | Six œuvres d'art ont disparu du château de Franquières en 1959. Vous pouvez peut-être nous aider à retrouver leur trace. Renseignements ici |
Laurent de Franquières
Extrait du livre : Franquières, essai sur l'histoire du château et de ses occupants
C'est un sceptique, il doute, il cherche la vérité. Reçu conseiller au Parlement en 1766 – avec dispense d'âge – il n'est pas resté longtemps en poste ; malgré son jeune âge, il était très estimé par ses pairs : on l'appelait l'aimable conseiller de Franquières [selon Egret].
Le 11 juillet 1768, Jean-Jacques Rousseau, banni d'un peu partout, vient chercher refuge en Dauphiné, province hors de portée des juridictions parisiennes qui l'ont condamné de prise de corps. Obéissant aux conseils de son protecteur, le prince de Conti, il cherche une maison à louer et on sait que ses recherches l'amènent à Biviers, où la maison proposée ne lui plaît pas.
On ne sait pas s'il est allé à Franquières. Son accompagnateur, l'avocat Bovier, raconte que, certains jours, Rousseau désirait être seul et qu'alors lui-même ne savait pas où Jean-Jacques allait.
Ce séjour fut de courte durée : en août, Rousseau quitta précipitamment Grenoble pour Bourgoin, tellement il avait été ulcéré par quelques traits blessants décochés par certains notables dauphinois. En janvier 1769, Rousseau écrit une longue lettre à Laurent, lettre d'ailleurs terminée et envoyée en mars depuis Monquin (près de Bourgoin), où il s'était fixé. On ne trouve dans cette lettre que très peu d'éléments personnels, rien sur Biviers ni même sur Grenoble ; Rousseau y discute de religion et essaie de réfuter le scepticisme de Laurent. Il faut tout de même remarquer que Jean-Jacques termine par Je vous salue, Monsieur, et vous embrasse de tout mon cur, formule très chaleureuse. On lit également que cette lettre répond à plus d'une lettre de la part de Franquières. On peut penser que Laurent et Rousseau étaient en relation, au moins épistolaires.
En 1771, survient la réforme Maupeou. Las de la rébellion permanente des parlements, Louis XV et son chancelier Maupeou décrètent leur dissolution et leur remplacement par des juges révocables, désignés par le roi et non plus titulaires d'une charge vénale. Laurent de Franquières, ami de Vidaud*, est reconduit dans ses fonctions, mais il refuse ce privilège ambigu et démissionne*. Il avait d'ailleurs largement proclamé qu'il aurait préféré une carrière militaire.
Laurent continue de voyager. Ce sera l'Espagne avec son ami Gaubert qui, par suspicion légitime contre les tristes auberges du pays, emporte sa tente pour dormir ! En 1775, il assistera au sacre de Louis XVI à Reims et poursuivra vers les Pays-Bas, Londres et l'Allemagne ... En 1782, il visitera l'Italie avec d'Herculais jusqu'à Pæstum. Il séjournait souvent à Paris et également au château de Thorigny, près d'Auxerre, chez un cousin.
Alors, insensible aux femmes, Laurent ? Voilà pourtant ce que, selon Gallier, il écrit en 1775 depuis la Hollande : dans la petite ville de Nivelle, près de Bruxelles, où il y avait un chapitre noble de femmes, j'ai trouvé les chanoinesses fort jolies, mais l'air un peu léger. J'ai assisté à leur grand'messe où elles chantoient en riant d'un fort bon cur. Elles étoient coiffées à ravir. Un petit voile de gaze, dont le jeu étoit bien adroit, rendoit leur physionomie fort piquante. Tout cela m'a paru des vocations fort agréables. Il y avoit surtout une brune dont les yeux me plaisoient beaucoup, et j'aurois bien voulu que quelqu'un de mes amis la demandât en mariage ... Sans commentaires.
A la fin du 18e siècle, ces aristocrates se donnaient en effet du bon temps. Voici l'emploi du temps de Laurent au château de Preignes : Nous nous levons à 5 h du matin, nous déjeunons* à 7, nous dînons avant midy et nous soupons à 7 heures du soir ; nous nous promenons ensuite à la fraîcheur jusqu'à 10 h, après quoi nous nous retirons dans nos appartements et nous mettons promptement au lit.
L'après-midi, nous nous enfermons dans un salon très frais, où nous passons quelques heures à jouer ou à lire. Tous les jours, nous avons le même dîner : grosse volaille, excellent mouton, divers légumes, jamais de ragoût, et pour rôti : lapins, levrauts, cailles, perdrix et pigeons. Le garde-chasse se fâche quand nous ne mangeons pas tout ce qu'il apporte. Chaque soir, à souper, nous réunissons [sic] de la salade au rôti. Les jours maigres, nous mangeons une infinité de très bons poissons et très frais, car nous ne sommes qu'à une lieue de la mer. Ce que je trouve encore de meilleur, ce sont les vins ; à chaque repas, nous en avons de trois espèces : du luque, du rouge et du muscat. Je m'en tiens uniquement au rouge et n'ai de ma vie bu d'aussi bon vin. Latour [le domestique de Laurent] prétend que le vin qu'il boit avec les domestiques de la maison est meilleur que celui de Vienne que M. Choliat nous envoie*. Ce qui vous surprendra le plus, c'est que l'excellente chère que nous faisons ne coûte presque rien au maître de maison, car, excepté le poisson, tout lui est abondamment fourni par sa terre.
Les nobles de l'époque consacrent beaucoup de temps aux réjouissances et Laurent y participe : sa cousine de Cibeins parle d'une fête à la Verpillière où les cent invités ont consommé douze moutons, un veau et demi, cent livres de buf et cinquante volailles, ce qui donne une idée du reste... [Gallier]. Laurent assiste également à une grande réjouissance [au] bourg de Châteauneuf-sur-Loire : M. et Mme de la Vrillière [venant d'être nommés ducs] donnèrent à leurs vassaux une fête où six mille personnes vinrent d'Orléans ... On représenta après souper une comédie, jouée par le fameux Préville ; 3000 lampions étincelaient en guirlandes dans l'ombre des vastes jardins. La nouvelle duchesse alluma la première lance du feu d'artifice, apporté de Paris et dont le bouquet se composait de 400 fusées. [...] En 1775, fêtes du même genre à Grenoble pour l'élévation de Clermont-Tonnerre à la dignité de duc et de pair [...]. En 1762, il y avait tant de fêtes à Grenoble que les marchands ne pouvaient suffire à la toilette [Gallier]. On joue également beaucoup – et gros – mais pas les roturiers bien sûr ...
Ces aristocrates ont également des activités plus culturelles : Les grandes dames jouaient la comédie ... Beaucoup de bals. On y faisait parfois venir des paysans et des paysannes [Mlle Murat, 1764, in Gallier]. On fait aussi beaucoup de musique (clavecin, viole, guitare, tympanon, mandoline ...).
Le livre de Gallier fourmille d'anecdotes de ce type ; il est d'ailleurs intitulé la Vie de province au 18e siècle, d'après les papiers des Franquières. On est enclin à transposer et à en déduire l'animation qui régnait chez les Aymon et émerveillait tant le chevalier de Bressac (cf. page 27).
Pendant ce temps ... N'oublions pas le célèbre texte de La Bruyère, écrit, il est vrai, un siècle plus tôt : l'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée et, quand ils se relèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine... Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines... Tant d'inégalité ne pouvait que provoquer une insurrection.
Laurent meurt sept semaines plus tard à Grenoble, le 30 mars 1790, muni des sacrements, comme le précise le registre des décès de la paroisse St-Louis. On ne connaît pas la cause de sa mort prématurée (45 ans). Gallier n'en dit rien. Au vu de son visage plutôt émacié, on pourrait penser à la tuberculose qui commençait déjà à sévir gravement, mais plutôt dans les chaumières sans aération ni soleil. Ce n'était certes pas le cas de Franquières, ni même celui de l'hôtel de la Connétable où il passait l'hiver.
Quelles traces Laurent a-t-il laissées à Biviers ? Eh bien, très peu. En dehors du début de la période révolutionnaire, on ne parle pas de lui dans les registres de la communauté. Il n'assiste pas aux assemblées, n'étant pas seigneur de Biviers et ne représentant pas les nobles ; il n'adhère pas à la Confrérie du très saint sacrement, trop roturière probablement ... Il suit d'ailleurs en cela ses prédécesseurs. On trouve parfois un Franquières parrain d'un enfant de noble ou même de celui d'un domestique. Pour un peu, s'il n'y avait pas le livre de Gallier, on pourrait douter de l'existence de Laurent : pas de trace de procès de sa part, pas de litiges, alors que ses aïeux ont été souvent chicaniers. L'aimable conseiller de Franquières ? Oui, mais sans zèle excessif. Ce n'est pas lui qui rédige les fulminantes lettres de remontrances adressées au roi. Il a voulu rester ami avec tous, du moins dans son milieu.
On peut se demander pourquoi un tel éloge gravé dans le marbre. Philanthrope bien que misogyne ? Ce n'est pas incompatible, mais rien ne le confirme. Sa grande affabilité lui a-t-elle valu à elle seule cette réputation ? Il est possible aussi qu'il ait été financièrement généreux, car il en avait les moyens ; mais toujours pas de trace ...
Quant à son amour pour les sciences, Gallier le confirme en parlant de sa sur, mais on suppose que la phrase s'applique également à Laurent : Elle prenait aussi un vif intérêt aux événements qui se déroulaient alors, ainsi qu'au progrès des sciences et au mouvement de la littérature, [progrès qui] entraînent orgueil, jactance, sentiment d'échec à la Bible*. On pense qu'ils ont tous deux assisté à l'un des premiers envols de montgolfières et que Laurent s'adonnait, comme Rousseau, à la botanique, voire à la physique de salon, comme le voulait l'époque. La lettre de Rousseau montre également qu'il s'intéressait à la constitution de la matière et à l'atomisme. C'est tout ce que l'on sait pour l'instant sur la science du dernier des Franquières.
[ fin du chapitre ...]
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Depuis la parution de ces pages – et grâce à Internet – on a récolté quelques précieuses informations complémentaires.
Herculais. A la fin de sa vie, de 1790 à 1807 environ, Charles Alloys d'Herculais, aristocrate du Grésivaudan (Theys), a écrit des notes intitulées Extraits de mes lectures en 50 volumes manuscrits non publiés. Quelques volumes sont précédés d'une préface dans laquelle Charles se raconte. On apprend ainsi que cet aristocrate a fait ses études au collège d'Harcourt à Paris (actuel lycée St-Louis) en compagnie de Laurent de Franquières et qu'ensuite ils ont été amis intimes (au point de se voir presque tous les jours). Herculais donne aussi quelques détails assez surprenants sur le caractère de Laurent.
On apprend également que, lors du séjour de Rousseau à Grenoble, Laurent le vit plusieurs fois, que Jean-Jacques – comme nous le supposions – a écrit à Laurent plusieurs lettres, dont Herculais cite des passages, et que Laurent était plus scientifique que littéraire, ayant même suivi à Paris, au collège royal [actuellement collège de France], les cours de l'astronome Lalande. Selon Herculais, Laurent serait mort d'une obstruction au foie.
Ce même Herculais a raconté de manière très détaillée le voyage en Italie qu'il a accompli en compagnie de Laurent et de son domestique Latour. Ce voyage a duré près d'un an et son récit fourmille d'informations remarquables. En particulier, les deux compères terminent leur voyage par un tour du Mont-Blanc (la Savoie était alors un état italien), selon un itinéraire très voisin du circuit actuel, et ceci en 1751. Passionnant ... (le Journal de mon voyage en Italie est disponible en manuscrit au fonds ancien de la bibliothèque municipale de Grenoble, mais aussi ici).
Ebauche. Il se trouve que cette ébauche trônait dans un château en Champagne. Signée Houdon f 1792, elle avait été achetée chez un antiquaire à Paris. Le nez de l'ébauche était cassé et le propriétaire, amateur d'art éclairé, l'avait remplacé par un nez bourbonien, que la staue du musée de Grenoble ne montre pas. Dans l'ensemble, cette terre cuite (photo ci-contre) est bien plus belle que sa transcription dans le marbre et le visage de Laurent beaucoup plus expressif.
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