Le sentier des Huguenots

L'année 2016 a vu, en Europe occidentale, l'inauguration d'un sentier des Huguenots, qui, partant du village du Poët-Laval dans la Drôme, rejoint la commune de Bad-Karlshafen en Allemagne, via la Suisse ; il est censé rappeler l'exode des protestants français sous Louis XIV.

Quelle est l'origine de la création de ce sentier ? C'est un projet européen tendant à faire collaborer des nations traditionnellement ennemies, à créer le plus possible de liens entre elles et, par là, tenter d'éviter une nouvelle guerre. Il s'agissait donc d'une intention louable, mais elle aurait pu davantage respecter l'Histoire. La charte de ces chemins d’exode est pourtant claire : retrouver des itinéraires réellement empruntés, suivre des sentiers balisés et présentant un intérêt touristique et patrimonial et susciter des partenariats et des relais locaux.

Il faut bien admettre que le choix fait par les responsables isérois de cette initiative est sujet à caution. Le premier point de la charte ne semble pas avoir été respecté en ce qui concerne la partie grésivaudanne du sentier. Elle est certes intéressante du point de vue touristique, voire sociologique, mais ne correspond pas aux faits historiques.

Grenoble

Primo, ce tracé fait passer les Huguenots par Grenoble. Or on sait que ces exilés voyageaient par groupes, parfois nombreux (plus de 100 personnes), se déplaçant presque toujours de nuit. Dans de telles conditions, comment passer par Grenoble, ville enfermée dans des remparts ? Certes, une demi-douzaine de portes permettaient d'entrer dans la ville, mais elles étaient fermées la nuit. Donc impossible d'entrer dans Grenoble de nuit.


La porte Perrière
Dessin de Diodore Raoult
Et le jour ? Il faut bien se rendre compte que la capitale du Dauphiné était extrêmement hostile aux protestants ; les chambres mi-parties avaient été abolies, le temple avait été rasé1 et les autorités cherchaient à réduire le nombre des huguenots par tous les moyens. Ni le président du parlement, Nicolas Prunier de St-André, ni l'intendant Bouchu n'étaient des tolérants. Qu'un protestant isolé ait pu entrer de jour dans Grenoble, c'est possible, ou même un couple ou encore une toute petite famille ; mais un groupe de plusieurs dizaines d'étrangers guidés par des passeurs, c'est tout à fait impossible. Ils auraient été bien vite repérés et emprisonnés. Par contre, il y a bien eu des protestants ayant transité par Grenoble, mais c'étaient des prisonniers arrêtés au cours de leur exil, conduits à Grenoble pour y être jugés, assassinés ou enfermés à vie, comme on le verra ci-après.

St-Hugues de Biviers

Secondo : l'itinéraire retenu passe par Biviers ; localement, on précise même : par St-Hugues de Biviers. Or, jusqu'au 19e siècle, ce domaine s'appelait les Essarts et était vraisemblablement la propriété de la famille de procureurs Bouvier-Raynaud, vu que cette famille, anoblie en 1603, en était déjà titulaire sous Henri IV (d'après les archives de Biviers) et qu'un Reynaud était procureur général du parlement de Dauphiné en 1789 (en survivance de son père, est-il précisé). Ce Reynaud était d'ailleurs particulièrement féroce, ayant fait pendre six paysans qui avaient pillé des châteaux et brûlé des livres terriers au début de la Révolution. Ses ancêtres partageaient-ils la même cruauté ? En tout cas, il est très peu probable que des groupes de protestants en fuite aient pu être accueillis au domaine noble des Essarts par les Reynaud, beaucoup trop proches du pouvoir royal.
D'autres maisons susceptibles d'accueillir des protestants à Biviers ? Sûrement pas la grande Maison de la Côte, bien trop proche de l'église. Franquières ? Le premier des Franquières a sans doute été protestant, mais, comme Henri IV ou Lesdiguières, pas jusqu'à la fin de sa vie, et ses descendants seront nettement agnostiques. Autre grand domaine ? Montbives ? Très peu probable, ses titulaires de l'époque étant les Simiane, puis les Vidaud, bien trop proches du parlement et du pouvoir.
Que le domaine de St-Hugues ait été inscrit dans le sentier huguenot à cause de ses moyens actuels d'hospitalité, c'est concevable, mais on est loin de la vérité historique.

St-Pancrasse

Tertio : St-Pancrasse ? Les organisateurs de ce parcours prétendent que les Huguenots sont passés par St-Pancrasse, village des Petites-Roches. C'est lire les textes anciens un peu à la légère, car il existait d'autres communes appelées St-Pancrace ou Pancrasse. Tout d'abord, l'une, à quelques kilomètres au sud de Mens, était idéale pour une halte, vu que toute cette région était acquise à la Réforme : les protestants y étaient majoritaires et, avant 1685, vivaient sans conflit avec les catholiques.
Mais il existe un troisième St-Pancrace encore plus significatif. Ce village-là se trouve en Maurienne au débouché du col de la Croix-de-fer. Or on sait qu'un groupe d'environ 240 fugitifs protestants a été repéré le 29 avril 1686 par un curé de village, qu'il a été arrêté par les catholiques savoisiens à St-Jean-de-Maurienne et livré par le duc de Savoie aux autorités dauphinoises. C'était tout près de St-Pancrace.


Fort Barraux

Quatro : Fort-Barraux ? justement, le groupe ci-dessus a été remis aux autorités dauphinoises en mai 1686 à la frontière entre Chapareillan et Montmeillan, c'est-à-dire à Fort Barraux ou tout près. Oui, des protestants sont bien passés par Fort Barraux, mais en sens inverse de celui de notre sentier ! Livrés à leurs bourreaux par le duc de Savoie Victor-Amédée II2.

L'Histoire se répète

Ces tristes faits nous rappellent un autre exil, plus proche de nous, celui des Juifs qui, piégés par l'attitude conciliante des Italiens occupant la région alpine en 1942-43, ont cherché à gagner la Suisse après l'arrivée des Allemands. Là aussi, il y a eu exode vers la Suisse, et en général par petits groupes, car il fallait trouver un passeur. Là aussi, à partir d'août 1942, les Suisses ont arrêté bon nombre de ces fugitifs et les ont livrés aux Allemands. L'Histoire se répète... D'ailleurs, comment ne pas comparer la persécution de Louis XIV envers les Huguenots à celle de Hitler envers les Juifs... ? Une différence d'échelle, sans doute : 6 millions de Juifs assassinés contre quelques dizaines de milliers de protestants.

Les morts

Dans cette initiative européenne de sentier huguenot, on parle de fuite, jamais de tortures ou de morts. On cite beaucoup ces 200 000 réfugiés, partis faire la prospérité des pays du Refuge, surtout de l'Allemagne, mais également des Pays-Bas et de l'Angleterre. Cependant, il ne faut pas oublier qu'il y a eu aussi beaucoup d'exécutions.


Tout d'abord, au domicile des protestants. Louis XIV leur avaient envoyé des dragons pour les convertir. En réalité, ces reîtres vivaient sur l'habitant huguenot, le dépouillant de ses biens, le torturant, violant les femmes, et finissant par tuer sous les coups ceux qui ne voulaient pas se convertir et brûler leur maison. Ces méthodes louis-quatorzièmes réussirent tout de même à convertir (!) environ 400 000 protestants français.

Puis il y a eu les fugitifs capturés en cours de route. Les pasteurs avaient ordre de quitter le royaume, mais l'exil était interdit aux fidèles sous peine de prison ou de galères à perpétuité ; quant aux meneurs et aux passeurs arrêtés, ils étaient condamnés à la pendaison ou à la décapitation. On peut estimer à quelques dizaines le nombre d'exécutés dans la seule ville de Grenoble et à plusieurs milliers celui des hommes envoyés aux galères perpétuelles (sic) et autant de femmes enfermées dans des prisons si malsaines que l'espérance de vie n'y excédait guère un an. Les enfants étaient séparés de leurs parents et confiés à des couvents pour les redresser et en faire de bons petits papistes.

Les tortionnaires ne manquaient pas de raffinement : aprés décapitation, les têtes étaient exposées sur des poteaux à l'entrée des villages sur les routes de l'exil (Besse, Mizoen, Livron ...) ou à l'entrée du faubourg Tré-Cloîtres à Grenoble. Interdiction était faite de les inhumer.

Le Camus


L'évêque de Grenoble, Etienne Le Camus3, moins sectaire que les autorités civiles, prônait qu'en ce qui concerne la conversion des protestants, la persuasion était plus efficace que la violence4. Pourquoi n'a-t-il pas prêché la raison à Louis XIV dont il avait été l'aumônier ? C'est le seul éclair d'humanité dont le souvenir nous soit parvenu. Et il ne faut pas en chercher à la cour de Versailles qui, à part Colbert et Vauban5, applaudissait à deux mains les crimes du roi. On verra que l'évêque de Valence, aidé de son sbire La-Rapine, ne partageait pas la tolérance de celui de Grenoble.
Par ailleurs, Le Camus a écrit : ils [les protestants] passèrent par-dessus les Alpes et par des lieux qui paraissaient inaccessibles6, ce qui corrobore le document ci-après.


Documents

Quelques documents accessibles par Internet relatent cet exode, comme l'Histoire des réfugiés protestants de France depuis la révocation de l'Édit de Nantes jusqu'à nos jours, de Charles Weiss (1853). Mais le suivant concerne spécialement le Dauphiné.

Le document accablant le plus facile à lire est disponible via Internet. C'est l' Histoire des protestants du Dauphiné aux 16e, 17e et 18e siècles, par Eugène Arnaud (1876). Ce livre, citant les dates et souvent les lieux, permet de discerner les chemins de l'exil.

Les rivières

Outre la difficulté des trajets en montagne – difficulté qui jouait en contrepartie un rôle protecteur – les protestants devaient franchir des rivières. Il n'y avait alors que très peu de ponts, sauf sur les petites rivières, ou à l'amont des grandes, c'est-à-dire en montagne. Nous ne pensons pas que les huguenots soient passés par le célèbre pont de Claix, sûrement très surveillé. En plaine, ils pouvaient tenter de franchir les rivières par un bac. Il fallait alors trouver un passeur nocturne complaisant, souvent vénal, mais acceptant de risquer sa vie. Effectivement, un groupe de protestants a été arrêté à Voreppe, toujours par les catholiques, comme le précise, p. 15, l'ouvrage cité. Il devait sans doute descendre du Vercors, pour franchir l'Isère de nuit par le bac et tenter de joindre peut-être Les-Echelles à cheval sur la frontière.

La montagne


Pour éviter les bacs (d'ailleurs interdits la nuit), il fallait passer par la montagne et franchir les rivières à gué ou sur de petits ponts. Les exilés de la Drôme pouvaient passer par Mens sans courir trop de risques, puisqu'on était en terre de tolérance, franchir le Taillefer via Entraigues et Ornon ou par Lavaldens et suivre la Romanche pour rejoindre la Savoie par l'Eau d'Olle et les cols de la Croix-de-fer ou du Glandon. Effectivement, un groupe de 40-45 protestants a été arrêté près de Séchilienne en novembre 1685 et ses meneurs exécutés en décembre à Grenoble (op. cit. p. 4-9). A l'appui de cette thèse, on rappelle le groupe arrêté à St-Jean-de-Maurienne et livré aux Dauphinois à Fort-Barraux (op. cit. p. 12).
Certains protestants de la Drôme ont pu choisir le Vercors, chemin bien plus court pour se rendre en Savoie. Mais il fallait traverser l'Isère sur un bac. C'est bien au cours d'une tentative de ce genre que s'est fait attaquer par des catholiques de Voreppe, puis arrêter, le groupe mentionné plus haut. Cet itinéraire, trop dangereux, ne semble pas avoir été beaucoup emprunté.
A notre avis, l'itinéraire majeur des huguenots passait par les cols du Glandon ou de la Croix-de-fer.

Le Grésivaudan

On apprend également qu'une fugitive isolée, Blanche Gamond, de St-Paul-les-trois-châteaux, a été arrêtée à Goncelin, ramenée à Grenoble et condamnée à la réclusion perpétuelle le 16 juillet 1686 (op. cit. p. 48). Elle fut horriblement torturée par le nommé La-Rapine, un sbire de l'évêque de Valence ; elle en est sortie rançonnée, mutilée, mais vivante (novembre 1686). Elle était passée par Grenoble et, bien qu'elle fût seule, la rive gauche du Grésivaudan ne lui avait pas réussi. Dans le document étudié, aucun village de la rive droite de l'Isère n'est cité parmi les lieux d'arrestation de fugitifs.

Les convertis

Les protestants qui acceptaient de se convertir n'étaient guère mieux lotis ; ils étaient classés NC, nouveaux convertis, et très surveillés. Le moindre faux pas leur coûtait la vie en en faisant des relaps. Un mot sur la triste histoire de Jacques Bouillanne. NC, il avait été obligé d'aller communier à l'église, mais, pris de remords une fois le dos tourné, il avait craché l'hostie dans son chapeau. Dénoncé, il a dû faire amende honorable à demi nu, un cierge à la main, sur le parvis de la cathédrale de Grenoble, avant d'être étranglé place du Breuil (28 sept 1686, place Grenette, op. cit. p. 16).

Jusques à quand ?


Vauban, l'un des rares opposants

On a parlé d'analogie entre cet exode et celui des Juifs en 42-44. On verra, dans le livre cité plus haut, que la torture pratiquée par les auxiliaires de la religion du roi était, en bien des points, du même acabit que celle de la gestapo. Le dénommé La-Rapine (op. cit. p. 45) était pire que Barbie, le boucher de Lyon. De même, beaucoup de captures de fugitifs ont été provoquées par des dénonciations, comme en 1942-44.
La persécution avait débuté en 1681, moins d'un siècle après la promulgation de l'édit de Nantes (Henri IV, 1598). Elle s'enfla à partir de la révocation officielle de cet édit par Louis XIV en 1685. La mort du despote en 1715 ne signa pas l'arrêt des persécutions, mais leur ralentissement. En Dauphiné, la tolérance s'imposera après 1760, surtout sous l'influence du voltairien Michel Servan. En France, la persécution ne cessera qu'avec un nouvel édit, cette fois-ci de Louis XVI en 1787, soit deux ans avant la Révolution, qui, elle, a reconnu à tout être humain le droit d'avoir les croyances de son choix.


Victor Hugo

Voici quelques vers de Victor Hugo, très peu connus en France, sans doute parce qu'on veut ignorer le lourd passif de Louis XIV.

Oui, ce fut monstrueux, oui, ce fut lamentable ;
On tuait dans la rue, on tuait dans l’étable ;
On jetait dans le puits l’enfant criant Jésus,
La mère, et l’on mettait une pierre dessus ;
On sabrait du pasteur la vieille tête chauve ;
Les crosses des mousquets écrasaient dans l’alcôve
La nourrice au berceau, l’aïeule à son rouet ;
Siècle affreux ! Les dragons chassaient à coups de fouet
Devant eux des troupeaux de femmes toutes nues ;
La débauche inventait des rages inconnues ;
Rivières rejetant les noyés sur leurs plages,
Cavalerie affreuse écrasant les villages,
Cent monstres bondissaient de contrée en contrée ;
La cartouche éclatait dans la vierge éventrée ;
Feu, ravage, viol, le carnage, le sang,
La fange, et Bossuet, sinistre, applaudissant !7


Notes
1. Les chambres mi-parties étaient des tribunaux formés à égalité de catholiques et de protestants. La rue du Vieux Temple perpétue à Grenoble le souvenir du temple démoli.    Retour

2. Cette même année, le duc de Savoie, recherchant l'alliance de son cousin Louis XIV, s'attaque aux Vaudois, adeptes eux aussi d'une religion jugée hérétique par les catholiques. Les Vaudois du Piémont ayant échappé aux tueurs savoisiens prendront le chemin de l'exil, parfois le même chemin que celui des protestants de la Drôme, après avoir franchi les Alpes au col Lacroix pour parvenir au Queyras. On pourra voir, à ce sujet, la page sur les Vaudois dans notre site consacré à Bayard     Retour

3. Signalons pour les Biviérois que cet évêque était venu à Biviers en 1678 pour consacrer la chapelle de Franquières.   Retour

4. Dans une Lettre aux curés de son diocèse, du 28 avril 1687.   Retour

5. Colbert est mort en 1683, deux ans avant la Révocation ; son influence a donc été mineure. Vauban a été plus incisif, mais Louvois l'aurait neutralisé. Parmi les littérateurs de ce siècle brillant, on ne trouve guère que Saint-Simon pour manifester son opposition à cette persécution.    Retour

6. Lettres du cardinal le Camus, publiées par P. Ingold (Ac. delph.), Picard, 1892 (lettre à Henri de Barillon, évêque de Luçon, 1685, p. 460).    Retour

7. On pourra trouver ici un passage plus étoffé des Cariatides de Victor Hugo, d'où sont extraites ces lignes.


Crédits illustrations : Porte Perrière (Wikipedia, photo Milky2) ; Fort Barraux (Wikipedia, photo Asvfb, 2011) ; Le Camus (musée de l'Evêché, Grenoble) ; Gué de Simandre sur Suran (Wikipedia, photo Raphaël Briner) ; statue de Vauban, par Bartholdi, à Avallon (Wikipedia, photo Patrick89).
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